Les Fidélités Successives de NEO

Article du 3 août 2014

 « La dévoration » de Nicolas d’Estienne d’Orves (à paraître chez Albin Michel, le 20 prochain) sera l’un des événements de la rentrée. Je reproduis ci après ma critique littéraire publiée dans le Point il y a deux ans sur son roman précédent « les Fidélités Successives », récemment reparu au Livre de Poche. Manière de prendre date pour la suite…

C’est « le » pavé de la rentrée : 700 pages qui se lisent, sinon d’une traite, du moins à un rythme haletant et qui narrent les mésaventures d’un enfant perdu de l’Occupation. Ce traître de 1944, rallié au Paris vibrant de 1940, c’est Guillaume Berkeley. Ce natif de l’île de Malderney, cousine et voisine de Jersey, donc citoyen britannique, va vite devenir la coqueluche du « Gross Paris », flirter avec les demi-mondaines qui dînent chez Maxim’s, interdit aux juifs, conversant avec Cocteau et Jean Marais, Picasso monnayant ses dessins aux officiers allemands, Guitry et Darius Milhaud, Céline, Drieu ou Rebatet. Parti un carnet de dessins en poche, Guillaume Berkeley se mue en chroniqueur à succès de « Je suis partout », se cantonnant au domaine culturel, flirtant avec le marché noir, jouant un rôle obscur dans la Résistance, avant de suivre, dans la débâcle, les collaborateurs de son journal infâme à Sigmaringen.

Les fidélités successives, auxquelles font allusion le titre de ce brillant pavé aux airs de roman-feuilleton, sont les amours et les dégoûts, les passions et les ambitions de Guillaume. Ce dernier appartient à la famille régnante sur son île anglo-normande, voisine de Sercq et de Guernesey. Mais il est probable que vous n’ayez jamais entendu parler de Malderney. Cette savante invention de Nicolas d’Estienne d’Orves n’est qu’une des cordes (sensibles) utilisées pour pimenter un récit riche en péripéties.

Il y a la rivalité de Guillaume l’artiste et de Victor, son frère, retors et sportif, qui aimeront tous deux leur demi-sœur Pauline (en fait, la fille de leur beau-père Philip dit le bailli, tandis que leur mère autoritaire est une descendante bâtarde de Victor Hugo). Compte surtout l’amitié de Simon Bloch, au nom si proustien, évoquant un personnage de « la Recherche ». Ce producteur du cinéma d’avant-guerre (Quai des Brumes, la Grande Illusion, Drôle de Drame), fils de galeristes fameux et brillant collectionneur d’art, permettra à Guillaume de découvrir Paris dans les meilleures conditions.

On n’en dira guère plus pour ne pas déflorer l’intrigue. Mais on comprendra que le meilleur du livre, qui se transforme vite en thriller des années noires, se trouve dans sa description très fouillée, très documentée, très convaincante, mêlant esprit critique, ironie et fascination, du Paris de l’Occupation. Nicolas d’Estienne d’Orves, qui détient le curieux privilège d’être à la fois le petit-neveu d’un grand résistant catholique – Honoré d’Estienne d’Orves, qui contribua à inspirer « la Rose et le Réséda » à Aragon (« Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas ») – et l’ayant droit du très collaborationniste, antisémite et fasciste revendiqué jusqu’au bout (à sa mort en 1972) Lucien Rebatet (dont il préfaça la réédition des « Epis Mûrs »), connaît à fond son sujet.

Chez lui, dans l’hôtel particulier de Simon Bloch qui ouvre sur le quai Conti, dans les salons, parfois occultes, et les salles de spectacles, alors qu’il assiste aux premières des « Visiteurs du Soir », de « Goupil mains rouges », du « Corbeau », de « l’Eternel Retour », des « Mouches » ou du « Soulier de Satin », il fréquente Sartre, Claudel, Clouzot, Gide autant que Lafont ou Luchaire, la pègre du marché noir et la Gestapo à la française. Si son Malderney enchanté sent un peu le décor gothique ou l’invention surréelle, ce tableau-là, dressé avec une incontestable exactitude, convainc et passionne sans mal.

L’écriture est légère, le verbe fluide, le sentiment amoureux – pour l’éternelle Pauline qui traverse le livre de part en part – côtoie avec habileté celui de l’indignation – lorsque Guillaume croit sauver des familles juives en quête d’un bienheureux exil. Bref, ces 700 pages bigarrées se croquent avec avidité, suivant habilement les péripéties de l’histoire. Dans le concert serein de la rentrée, cela sonne à coup sûr comme un événement.

Les fidélités successives, de Nicolas d’Estienne d’Orves (Albin Michel, 716 pages).

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Publié le 3 août 2014 par

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