Adieu à Christian Millau
Cher Christian, tu as fait fort. Tu meurs au coeur de l’été, alors que tout le monde se moque de l’actualité. On te devait tout. Nous te devions tout. « Nous », c’était Michel Creignou, François Simon, moi-même. Nous avions travaillé avec toi, sous ta gouverne, ton aile, ta protection. Ceux qui t’avaient succédé te faisaient rire. Tu aimais te moquer, tu racontais, citais Jacques Chardonne, que tu avais bien connu. Tu adorais cette phrase de lui, envoyée à Nimier, dans une de ses lettres iconoclastes: « Je ne crois à rien, absolument rien, je me repose sur les croyances des autres ».
Tu n’étais rien d’autre qu’un esprit libre. Je pourrais, juste en pensant à toi, citer ton journal iconoclaste. Avec ces quelques phrases qui t’appartiennent – que tu avais choisi toi même, juste pour moi, ou pour les abonnés de ma « pensée du jour » sur Facebook, et qui sont ceux d’un philosophe désabusé. Ainsi: « 1928 ou 1929 quelle importance ? Me voici avec une année de plus sur les bras. Est-ce bien raisonnable ? A mon âge… » Ou encore « Les imbéciles se prennent au sérieux. Les intelligents jouent à se prendre au sérieux. Cela revient au même – et c’est pourquoi les intelligents sont des imbéciles« . Et ou bien aussi: « Ne jamais rencontrer les gens que l’on déteste. Il y a trop de risques de les trouver sympathiques« . Sans omettre: « Les spécialistes sont à la littérature ce que sont les rats aux bibliothèques. Ils grignotent, ils grappillent, ils pignochent, ils « grusinent », comme on dit en Belgique et au total nous emmerdent énormément . »
Tu étais ce mélange aigu de Schopenhauer et de Brillat-Savarin, de Kant et de Grimod de la Reynière, de Merleau-Ponty et de Curnonsky… que tu affectais de mépriser. Quand nous nous étions connus, je n’étais pas grand chose – que suis-je aujourd’hui, que serais-je sans toi, cher Christian? -. Tu m’avais invité aux Lyonnais rue Saint-Marc, qui avait 12/20, alors au « G&M ». Au sortir de ce déjeuner, tu avais enlevé un point à l’endroit plus que moyen, qui avait perdu son aura et ses qualités, alors qu’il fut jadis, au temps du père Violet, une des grandes tables de Paris. Maigreur des portions, fadeur des pieds de veau, faiblesse de l’accueil (on avait orthographié « Millo » sur le livre de réservations…). Nous étions en 1979, j’étais alors aux Nouvelles Littéraires et débutais, sous l’égide de Jean-François Kahn, une carrière de critique au long cours. Tu m’avais recruté avec ce mot demeuré fameux: « dans ce métier, les gens savent soit écrire, soit manger. Rarement les deux, parfois aucun des deux. Si vous savez faire les deux, vous êtes sûr de réussir« .
Tu m’avais fait croire en moi-même. Depuis, sans doute, et grâce à toi, parfois contre toi, j’ai fait mon chemin. Je me suis affirmé. Tu m’as fait la tête durant cinq ans. Motif (stupide): j’étais passé en 1984 chez Bernard Pivot, à Apostrophes, pour mon « Devoir de Français » et je ne t’avais pas cité. Ni Pivot d’ailleurs. Et j’ai oublié que ta susceptibilité était ton grand défaut. Henri Gault, ton alter ego, m’avait pourtant expliqué clairement : « Christian tourne autour de son soleil« . Et, d’ailleurs, lorsque tu m’envoyais un email, dans la ligne sujet, tu plaçais invariablement ton prénom : « Christian« .
Tu étais toi, tu étais Christan, Millau, Dubois-Millau, l’homme de GaultMillau, le créateur de la « Nouvelle Cuisine », le diariste nostalgique, le mémorialiste des Hussards, l’homme du monde, le polémiste, le pourfendeur du chichi en cuisine comme en politique et en littérature, comme dans la vie. J’oublie de dire que tu avais tout créé: la polémique en gastronomie, l’humour en toute chose, le sens critique ajouté au bien vivre. Tu étais à la fois un maître à rire, à vivre et à penser. J’écris ces lignes au fil de la plume, au coeur de l’été, les larmes au coin de l’oeil. Tu t’en serais moqué. Tu étais un peu mon père, mon oncle, mon parrain, mon maître à penser, à écrire. Tu avais le brio ancré en toi. Nul ne pourra t’oublier. Même et surtout ceux que tu critiquais jadis, et ceux qui furent tes amis, tes cousins, tes pairs, tes faux-frères. Je songe à Paul Bocuse – que tu nommais « Paul Baratin » et qui te survit -, à Bernard Loiseau, « notre Bernard », si naïf, si tendre, si roué en apparence, mais en apparence seulement, à Michel Guérard, que tu aimais d’amour, à Marc Veyrat, qui t’agaçait tant et que tu révérais absolument, aux Troisgros que tu louas tant et portas aux nues, à Delaveyne, à Robuchon, à Cagna, à Jouteux, tes « irrréguliers », à tous les autres, Alain Chapel, si tôt disparu, ou encore à Gérard Vié ou à Marc Meneau, cuisiniers bourgeois comme tu les appréciais, à l’égal du père Guillot, qui cuisina pour Raymond Roussel, l’homme d' »Impresions d’Afrique ». Tu étais toi, Christian, dandy, critique, chroniqueur, polémiste, écrivain, homme de lettres, homme du monde, homme de plume, homme de goût et de grand goût. Mon père, mon oncle, mon maître. Je ne t’oublierai pas.
Quel bel hommage Gilles !! Très Touchant !!
C est grâce à son guide, qui fut pour moi à 18 ans mon livre de chevet, que je devins un Epicurien !!
Merci Monsieur Millau …
Mon ami , j avais prévu de venir te revoir début Octobre!
Bien triste nouvelle!
Repose en Paix
Tu resteras toujours dans mes pensées
RIP
Il a enchanté nos parents et à forme notre palais
merci
J’ai adoré votre philosophie