5

Bye bye, Ferran: hommage à El Bulli

Article du 30 juillet 2011

Voilà, avec des photos de Maurice Rougemont, en hommage à Ferran Adria qui tire sa révérence ce soir, la reprise de mon premier papier du Point consacré à El Bulli  et du dernier.

Ferran Adria © Maurice Rougemont

1/ Les sorciers de Roses (paru dans le 28/06/1997)

La route est impossible, elle semble ne déboucher nulle part. La chaussée défoncée paraît faire collection de trous et bosses. Alentour, la route est  mitée par les constructions modernes. Cadaquès et Girone ne sont pas loin.  Ici, seul un panneau mal planté sur un arbre indique le nom du lieu: Cala Montjoi.

Ce n’est pas une mauvaise blague. On a beau pester contre ceux qui vous ont mené ici même, à commencer par le guide Michelin qui offre les trois étoilés à El Bulli – « le taureau » – dans sa version espagnole – le troisième établissement à obtenir cette distinction après le basque Arzak à Saint-Sébastien et l’autre catalan, Santi Santamaria, d’El Raco de Can Fabès à San Celoni. Mais El Bulli est-il vraiment catalan, malgré l’admirable paysage marin et côtier qui se dévoile en bout de course?

C’est davantage un OVNI, un météorite gourmand venu d’une autre planète.  La cuisine n’y est pas incompréhensible, mais différente. Les artisans de celle-ci: Juli Soler, le gestionnaire, maître d’hôtel, relations publiques au physique de bel hidalgo, Ferran Adria, le cuisinier créateur, espagnol, certes, formé dans son pays, mais qui tout vu ailleurs, connaît Bras, Roellinger, Veyrat, Passard, Gagnaire et les autres cuisiniers français « marchant » à l’inspiration.

Ferran Adria © Maurice Rougemont

Sa cuisine futuriste, insolite, déconcertante, surréelle, qui est bien du pays de Miro, de Picasso et du voisin Dali, doit-elle quelque chose à ces derniers? Même pas, ou à peine. Ferran Adria a compris, en se frottant au goût des autres, qu’il pouvait créer à sa guise, sans ornière. D’où ces  mets qu’on dirait ni régionaux, ni enracinés, mais planétaires et ô combien contemporains, où le froid l’emporte sur le chaud et, surtout, le mijoté. Ils se découvrent en une incroyable série de petites assiettes constituant un menu dégustation qui apparaîtra au gourmet français, habitués de nos tables à étoiles, sinon de prix angélique du moins comme peu ruineux.

Ainsi le tempura à la pistache, la glace au parmesan, averc ses tuiles au même fromage, le flan de foie gras au maïs soufflé, les oeufs de caille caramélisés, l’écume fumée qui n’est rien d’autre que l’eau de mer passée au siphon puis au fumoir, servie avec des croûtons et l’huile d’olive (on croit avaler de l’air, mais la sensation est délicieuse), le fromage blanc avec son bouillon au jerez, la gelée de petits pois au jambon  et fruits de la pasion, la truffe tomatée avec  sa gelée de lait, l’omelette d’artichaut frit à la vanille, les sardines avec tagliatelle de mangue, la soupe de morue aux cébettes confites (admirable, presque rustique), le ravioli de coco, sèche, soja et genièvre, les langoustines aux cèpes aux olives, l’île flottante aux cèpes, les fruits de mer avec gelée d’eau de mer et framboises salées, les rougets à l’eau de pistache, le flan de moëlle au caviar avec une purée de chou-fleur, enfin, côté sucré, la glace vanille à l’ananas caramélisé, le chocolat à la soupe de chocolat. Ajoutez à cela de très beaux vins d’Espagne, tels le chardonnay Gran Cais, le rioja Contino Graciano, le Tinto Pesquera, ou encore, pour les desserts le banyuls rimage du voisin André Parcé de Catalogne française, l’un de leurs supporters aguerris, et vous comprendrez que l’on fasse ici, dans un paysage idyllique de baie dégagée face à la mer, dans un cadre d’hacienda rustique, un repas de grande classe.

Ferran Adria © Maurice Rougemont

Cuisine de laboratoire? Sans nul doute. Provocation? Sans doute pas. Car les goûts sont dosés, justes, précis, même s’il y a parfois une saveur en sus (comme ces fruits de la passion inutile sur la gelée de petits pois) et que flans ou gelée sont parfois un peu trop présents.  Reste que voilà de la cuisine de créateur comme il s’en trouve peu. Les grands cuisiniers français le savent qui viennent tous accomplir leur pélerinage chez les sorciers de Rosès, comme jadis les croyants sur le chemin de Saint-Jacques.

2/ Retour chez El Bulli (paru dans le Point le 23/03/2008)

Juli Soler et Ferran Adria © Maurice Rougemont

Le « meilleur cuisinier du monde » est-il un truqueur de génie ?

Pourquoi parler d’El Bulli ? Le trois étoiles catalan ferme cinq mois par an, n’assure qu’un seul service, affiche complet chaque soir, joue la réservation impossible. Mais cette maison singulière que nous avions découverte, il y a dix ans pour le Point (« les Fous de Roses »), est devenue « la » référence de la cuisine créative d’aujourd’hui.

Depuis une décennie, Ferran Adria est devenu une star planétaire, se démultipliant avec science (Atelier de Barcelone, Hacienda Benazuza en Andalousie) et se trouve placé au sommet par les magazines anglo-saxons. Bluff, esbroufe ? Une visite, avant sa fermeture d’hiver, dans sa maison en bord de mer de la Cala Montjoi, indique qu’un repas est devenu chez lui comme un jeu de l’oie.

De la cuisine ? On ne sait plus. Mais du laboratoire, certes. Et le dîneur, mué en cobaye, a le choix entre cuiller, main, fourchette (jamais de couteau) pour ces « mets » (une quarantaine sur un menu unique) qui s’avalent en un clin d’œil.

Ferran Adria et Juli Soler © Maurice Rougemont

Les amuse-gueule se démultiplient à l’envi. Ils sont l’essentiel du repas. Les desserts prennent le pas sur le reste qui est déjà sucré et le gadget côtoie l’intuition savante. Un chimiste rare, un truqueur de génie, un prestidigitateur des saveurs : il y a de ça chez Ferran, qui ne sort guère de son labo ou s’évade pour des congrès.

Sa manière a changé. Il y a moins de gelée, de mousse, d’émulsion, de coup de siphon, davantage de craquant. On s’amuse et se régale des variations sur le parmesan (à la feuille d’or façon pépite, en « air bag » au sésame, en accompagnement glacé d’un « couscous » de tomate). On s’étonne et se laisse séduire par les déclinaisons iodées (yaourt aux huîtres avec pedro jimenez en tempura,  couteau aux algues, moules au citron, ventrêche de maquereau teryaki, anchois et « latte » de lait). On tique devant les gadgets que constituent le chocolat salé (cassis, yaourt, pistache), la dacquoise de pignons, le biscuit de sésame et miso ou le caviar du même miso.

Gelée chaude de percebes  © Maurice Rougemont

Comme un magicien dont le monde entier attend les tours, Ferran et ses collaborateurs nombreux imaginent, dans une cuisine/labo somptueuse, d’autres lapins sortant de son chapeau. Le plus séducteur : de « vrais » gnocchis de polenta aux câpres, café, safran. Le plus provocateur : un jus de lièvre flanqué de gelée de pomme où la viande et sa texture sont l’élément manquant.

Géo Trouvetout des fourneaux, Ferran peut tout risquer. Son ail au coco est franchement riquiqui, comme sa fleur d’orgeat aux airs de gaufre. Mais ses raviolis transparents de poivrons et sa framboise craquante au vinaigre du même fruit sont toniques et fort digestes.

Beignets d’écume de mer © Maurice Rougemont

Et s’il décidait de faire sa révolution, en nous livrant, enfin, de la « vraie » cuisine ? Chiche !

El Bulli, Cala Montjoi, Roses. + 34/972150457. Menu: 185 €

A propos de cet article

Publié le 30 juillet 2011 par

Bye bye, Ferran: hommage à El Bulli” : 5 avis

  • yves

    Peut être, M. Audouze, mais sur le site du Monde, parmi les 4 réactions, un lecteur racontait que sortant de chez El Bulli sa femme avait vomi tout son quatre heures: aussi la seule question qu’il m’aurait plu de poser à Adria « avez vous le pourcentage de clientes qui gerbaient leur repas en sortant de votre restau, si oui expliquez nous pourquoi » . Pour sa cuisine il valait mieux s’adresser aux chimistes allemands! Ferran le chimique c’est son surnom chez les cuistos

  • Malgré la regrettable aventure survenue à mon épouse, je persiste à penser que Ferran Adria a apporté une dimension supplémentaire à la cuisine. Une inventivité, une créativité et un ordonnancement du repas qui tiennent du rêve.
    S’il a utilisé des substances prohibées, c’est à des instances officielles de le décider, et pas à moi. Je reste sous le charme de sa cuisine et je souhaite qu’il revienne avec un foisonnement d’idées nouvelles.
    Je suis content que Noma à Copenhague incarne aujourd’hui une sensibilité exceptionnelle fondée sur une recherche d’authenticité.
    La cuisine mondiale actuelle est prodigieuse de créativité. Tant mieux.
    Et merci à Gilles pour ces rappels.

  • En tout cas, il en a marqué les esprits. Ai eu l’occasion de gouter à ses ouvres (c’est le cas de le dire) en 2000 et 2001. Puis, Niet..plus jamais! Et j,ai essayé à chaque année d’y aller. Rien n’y a fait. La conclusion est claire: ce fut donc tout un véritable phénomène ce El Bulli que j’ai pas pu redécouvrir! Tant mieux, mais j’ai retenu une simple lecon du El Bulli qui m’est apparu soudainement plus du tout accessible: il y’ait des sommets qui s’atteignent et qui deviennent exclusifs et dont il ne sert à rien d’y penser: pour moi El Bulli, c’était devenu un Club exclusif! Superbe … surement ou peut etre…mais à quoi me sert du ‘Superbe’ inatteignable? Sur ce, Merci Ferran d’avoir apporté de l’excitation!

  • Paule

    Over-dose d’El Bulli depuis quelques jours, c’est un cuisinier fantastique mais c’est quand même pas un évènement majeur que la fermeture de son restaurant.

  • yves

    après le repas, la femme de françois audouze a été malade et ça c’est rédhibitoire.
    apparament c’était pas la seule……..

Et vous, qu'en avez-vous pensé ? Donnez-nous votre avis !