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Matzneff: dernier journal avant la fin

Article du 7 mars 2015

Il a changé, a moins de gaité que jadis, se moque volontiers de lui-même (« Sérafin, c’est la fin! », répète-t-il à l’envi, et ce fut le titre d’un de ses derniers livres). Gabriel Matzneff va toujours communier dans une église orthodoxe, fait ses Pâques, file le (presque) parfait amour avec Marie-Agnès, Véronique et quelques (jolies) autres, pratique la diététique à la Byron revue par Cambuzat, goûte les plaisirs de la bonne chère autant que de la chair, énumère ses tables de prédilection, de Lipp au Bouledogue, de l’Atelier Maître Albert aux Ronchons, en passant par le Chalut à St Malo et les Deux Canailles à Nice, voyage à Naples et Rome, raffole des pâtes al dente et des belles bouteilles de Bourgogne, note ses plats, dissèque ses menus, relit son journal, annote ses carnets noirs, collationne ses « émiles » (comprendre ses emails revus à la française, à la sauce matznévienne, bien sûr), met la dernière main à son ultime roman (cette « Lettre au capitaine Brunner » qui parait, en même temps que ce journal, à la Table Ronde), suit les conseils de ses médecins (quoique…), se plaint (à bon droit) de sa situation d’auteur honni et fort peu pensionné, va claquer les subsides de l’Académie en deux/trois nuits au Gritti à Venise, fuit désormais le soleil trop vif, attend sa fin, songe au suicide (plutôt se jeter d’un immeuble que mourir la tête dans un sac ou d’un coup de revolver). Bref, si on nous a changé notre « Gab la Rafale » en sage stoïque à la romaine, celui-ci garde son superbe quant à soi, sa fierté, parvient à parler de lui à la seconde personne, conserve la certitude d’être dans le vrai. Gab le maudit, qui aime Billy Wilder et Dino Risi, préfère la presse italienne à la française et la vante pour son humour, pleure la disparition de Kadhafi (le moindre mal, le rempart contre les divers clans jihadistes en Libye), regrette que l’on condamne Berlusconi pour avoir couché avec une prostituée de 17 ans qui en paraissait 25 ans, demeure nostalgique de ses amours « philopédiques » d’antan. Se gausse des uns, raille les autres, ne s’épargne guère, même s’il s’aime beaucoup. Le lecteur, lui, ne s’ennuie jamais en le lisant. Narcisse, égotiste, indécrottable romantique, hédoniste qui adore boire un peu trop quoique se ménageant et mangeant raisonnablement, Matzneff reste indécrottablement fidèle à lui-même. Et c’est bien ainsi qu’on l’aime. Lui qui assure sans sourire: « je plains les gens qui ne tiennent pas leur journal intime, ils n’ont aucune conscience de ce qu’ils vivent, de ce qu’ils ont vécu. Ce sont des ectoplasmes« .

Gabriel Matzneff © MR

Gabriel Matzneff © Maurice Rougemont

PS: comme on l’aime bien et qu’on a envie de lui rendre service, notons, pour l’aider dans les futures corrections de ses rééditions, les petites erreurs relevées pour ses vins bus et mal cités: ainsi, Morey-Saint-Denis (et non Moret-Saint-Denis, p. 327), Vosne-Romanée de chez Mongeard-Mugneret (et non Mougeard-Margueret, p. 450), ce qui n’est vraiment pas grand chose, avouons le…

Mais la musique soudain s’est tue, Journal 2009-2013, de Gabriel Matzneff (Gallimard, 26,50 €, 517 pages).

A propos de cet article

Publié le 7 mars 2015 par

Matzneff: dernier journal avant la fin” : 2 avis

  • Jacques BRUXELLES

    la qualité d’un Nobel bien plus encore que d’autres, j’eusse aimé qu’il le fut aux côtés de Gide et Camus, mais époque déliquescente et qui s’enfonce dans la barbarie de toute nature. On peut comprendre qu’il soit un peu plus déphasé de ce temps ci, et un peu plus éternel aussi. Nous n’en espérons pas moins que ce journal sera tenu encore bien plus de dix ans.

  • ERIC L

    Un immense écrivain, grand styliste. Bravo pour cet article sensible.

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