Per Se
« New-York: Thomas Keller, le bon génie US »
Il a cinquante ans, est américain pur jus. Formé au Polo du Westbury à New-York, natif de Californie, passé grâce à l’école de cuisine Ritz-Escoffier à Paris chez Guy Savoy, Gérard Besson ou au Taillevent. Il a fait sa réputation à la French Laundry de Yountville en Napa Valley. Et voilà qu’il trône depuis une décennie au 4e étage de l’immeuble Time Warner face à Central Park.
Le service sous la houlette du maestro Antonio Begonja est plus que parfait, le cadre a le charme Mitteleuropa, avec ses chaises ultra-confortables, sa mezzanine, sa salle spectacle face aux frondaisons du parc et à la statue de Christophe Colomb. Et côté cuisine, on joue la perfection sans chichi. Thomas Keller, mince, fin, discret, utilise le produit avec brio, la qualité américaine à son meilleur, mais avec la technique européenne. Ni émulsion inutile, ni facilité intempestive. Sa leçon de cuisine, celle qu’il donne chaque jour, pour un parterre de seize tables, vite conquises: le goût juste et lui seul.
Pour une vichyssoise aux racines de persil avec saint-jacques bouchon de Stonington crues, enveloppées dans une feuile d’épinard, servies avec des noisettes confites et du citron Meyer, ou des huîtres aux « perles » (caviar Osciètre et tapioca finement accordés), on est prêt à accomplir le voyage Paris-Manhattan. Une folie? Qui fait sans doute penser à ce proposait jadis le mage Girardet à Crissier : une redéfinition classique de la cuisine française depuis les parages vaudois. Là, nous sommes en Amérique et tous les producteurs maisons, d’entre l’Etat de New York, Virginie et Californie sont mis en valeur sur une brochure glissée in fine au dîneur.
Car Thomas Keller est bien un classique. Qui empoigne la tradition pour l’alléger, proposant des mets fins et sereins, en mini-portions composant des symphonies heureuses. On se ruine chez lui, délicieusement, à coups d’oursins de la côte Pacifique au naturel avec blini de pumpernickel, avocat et ruban de céleri et radis, oeufs brouillés au comté Saint-Antoine et à la truffe blanche d’Alba, biscuit de panais aux poires Bartlett, noisettes du Piémont, mizuna et émulsion de curry au vadouvan.
Les meilleurs produits de l’Amérique nouvelle vague sont ici mis à contribution avec intelligence et finesse dans cette cuisine haut de gamme, ainsi ce foie gras de canard sauvage mulard de la vallée de l’Hudson lentement poché avec courge, pommes, noix de pécan, oseille, miel doré, mais aussi de plus loin, avec l’abalone (on dirait, chez nous, « ormeau ») d’Australie en piccata, les clams de Little Neck aux linguine mitonnés main avec les épinards de Nouvelle Zélande. Le magnifique homard à la presse permet au service de produire un bel exercice de service au guéridon.
Tout ici, mitonné avec sûreté sous la gouverne du bon disciple Elie Kaimeh, est précis et fin, se fait en douceur, se propose avec tact. Les vins les mieux élevés de la côte Ouest, d’Autriche ou de France, comme ce ce puligny-montrachet du Hameau de Blagnt 2011 d’Etienne Sauzet, qui fait merveille sur la truffe, aident à composer des symphonies parfaites. On aimerait bien prendre ce drôle de magicien en défaut. Mission impossible. Ce drôle de paroissien US, relayé par son double new yorkais Eli Kaimeh, qui pratique aussi bien la volaille en majesté (pintade et canard mulard au foie gras sauce périgourdine) que les desserts en légèreté (frais granité au champagne et soda mandarine, gourmande glace vanille et caramel aux truffes blanches, aérien cappucino), joue de tous les tours avec un éclat sans pareil.
Rendons nous à l’évidence: un des meilleurs chefs du monde loge sur Columbus Circle.