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Lettre ouverte à Robert Sabatier sur le bon usage de ses mémoires

Article du 4 septembre 2014
Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Cher Robert, longtemps j’ai cru que tu étais mort – du moins depuis le 28 juin 2012 à l’hôpital Ambroise Paré à Boulogne-Billancourt. Jean-Claude Lamy, qui a donné un sérieux coup de plumeau à tes mémoires, et ton fils Jean-Pierre étaient là, à 12h30, lorsqu’on t’avait fermé les yeux. Je leur avais brûlé la politesse deux heures plutôt, car un déjeuner avec ma fille Julie et ma petite-fille Ella m’attendait rue Nollet dans le 17e. Je me souviens encore du coup de fil du médecin m’annonçant l’irréparable. Nous n’y croyions pas ou plus. Tu avais survécu à toutes les morts, à toutes les vies. Avec Florence Godfernaux, tant de fois citée, en amoureuse au secret, dans ton nouveau, dans ton dernier livre, nous t’avions veillé, écouté, nourri à la cuiller. Tu t’excusais de ne pas être aussi digne que jadis. Pourtant, tu n’avais pas tellement changé, tu sais, comme le dit Gilbert  Bécaud (qui avait assisté près de nous à la projection en avant-première du film tiré des Allumettes Suédoises). Tu étais resté le même garçon espiègle, gavroche de la Butte, remontant à cloche-pied, la rue Labat et le fil de tes souvenirs. Cela pour dire que c’est toi, tout entier, bien vivant qu’on retrouve au fil de tes 650 pages, au travers de ces ligne si drôles, émouvantes, où tu livres tes passions, tes émois, tes doutes.

Tu te souviens des poèmes que tu écrivais à treize ou quatorze ans, sonnets, ballades, chants royaux, villanelles. Le poème, tu en compris vite l’horlogerie. Et cela restera la grande affaire de ta vie. Tu dirigeas la Cassette, une revue un peu pauvrette, mais qui te fit connaître Cocteau, Bérimont, Bazin, Rousselot et tant d’autres. Apprenti-imprimeur, tu liras comme un fou tout ce qui te passe par la main, tu « prends les prosateurs pour plat de résistance et les poètes pour dessert« . Tu croises Sartre ou Pierre Dac, tu admires Maurice Fombeure, tu traverses la guerre en combattant de l’ombre, tu es « conscrit sauvage » dans Saugues (Haute Loire) libérée, dont tu feras le pays de tes « Noisettes Sauvages ». Tu connaîtras l’amour malheureux et le divorce à Roanne, tu deviendras toi même à Paris. Tu travailleras aux Presses Universitaires de France, publiera chez Albin Michel, sous la gouverne d’un presque homonyme, André dont tu prendras un jour la place.

Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Ton rêve? Ecrire cette histoire de la Poésie Française dont tu avais demandé un jour à un libraire si elle existait et tu répareras l’oubli.  Ce qui te prendra maintes années et une bonne dizaine de volumes. Je passes sur tes succès, sur tes échecs: Alain et le Nègre, le récit des amours de ta mère pour un musicien noir, le premier roman anti-raciste, Dessin sur un trottoir et Boulevard qui préfigure les Allumettes Suédoises, puis le succès formidable de ce dernier livre où les Français retrouveront leur propre enfance baignée de nostalgie et dont les suites, Trois Sucettes à la Menthe, les Noisettes Sauvages, les Fillettes Chantantes, connaîtront elle aussi une part de belle gloire éblouie.

Contrairement à une légende tenace, tu n’obtins jamais le Goncourt, mais tu fis partie de l’Académie où tu retrouvas tes amis comme Hervé Bazin (qui vota contre toi lors de l’attribution du prix à l’inconnu Francis Walder pour St Germain ou la Négociation) ou Armand Lanoux. Tu restas le gamin turbulent qui fus, que tu es au fond de toi même. François Nourissier, qui te rejoignis à l’Académie et la présida (tu en fus, malgré toi, le trésorier) avais beau te le reprocher. Lors des foires de livre comme Brive ou Nancy, tu aimais te dissiper, lancer des boulettes de pain sur tes petits camarades. Ce qui ne t’a pas empêché de développer ton oeuvre.

Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Ton grand regret ? Qu’Ego, devenu les Années Secrètes de la Vie d’un Homme ne fasse pas un succès, alors que tu voyais ton grand livre, picaresque, futuriste, dans cette fresque singulière et solitaire. Mais ta grand oeuvre, ce fut ta vie. Cette gentillesse, cette ouverture  aux autres, cette attention continue qui te caractérisait. En insistant sur tes rapports amoureux, quasi masochistes, avec celle qui fut la compagne de ta vie, ton épouse, peintre, écrivain, Christiane Lesparre, tu caches un peu, pardonne moi de le révéler, mais c’est un secret de polichinelle, dans le petit milieu littéraire, ta vie de vieux dragueur impénitent, de séducteur au long cours, de doux playboy souriant, même en n’allant pas au bout de tes marivaudages.

Reste que je voudrais pas trahir ici les jolis secrets que contiennent ce beau livre, ni priver les lecteurs futurs du sel et du sucre de ta longue conversation à bâtons ininterrompus. J’ai passé une semaine en ta compagnie, à te perdre, à te retrouver, à écouter aussi tes reproches, puisque, tu me le rappelles ici même au fil des pages, je t’emmenais dans tes tables raffinées, alors que tu n’aimais rien tant que les bistrots de quartier, les tables de terroir, les bars à vins auvergnats, comme le Réveil du 10e ou les Négociants de la rue Lambert où l’on croisait Bob Giraud ou Doisneau. J’ai beaucoup ri en te lisant, un peu pleuré aussi, je l’avoue. Tu restes mon Robert éternel. Et moi aussi je te quitte en t’embrassant bien fort.

Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Robert Sabatier © Maurice Rougemont

Je vous quitte en vous embrassant bien fort, de Robert Sabatier (Albin Michel, 649 pages, 29 €).

A propos de cet article

Publié le 4 septembre 2014 par

Lettre ouverte à Robert Sabatier sur le bon usage de ses mémoires” : 2 avis

  • Paul Roy

    Plus j’approchais de la fin, moins j’avais le goût que ça finisse. Quel bonheur de lecture!!!!!
    Maintenant, vite…la lecture des allumettes et des autres ettes.

  • Weber Albert

    Bravo Gilles pour cet article tendre et réaliste, émouvant aussi. De quoi me donner fortement envie de remonter le temps en compagnie de l’inoubliable Robert … J’ai appris la sortie de cet ouvrage posthume via la revue Les amis de Georges qui mentionne aussi qu’il y est question de divers chanteurs dont Brassens et Beart. Albert Weber (ancien journaliste aux DNA )

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