Nancy: le serment de Villers

Article du 30 juillet 2012

Une petite note personnelle, au cours de mon voyage à Nancy, avec cet hommage à mon père et la reprise ici même du premier chapitre des « Chemins de la Douce France« , paru chez Plon en 1996. Un texte qui, me semble-t-il, n’a guère pris de rides…

Le jour où l’on a enterré mon père, j’ai compris que j’étais devenu français. Lui, qui avait tant voulu vivre sur la terre de France, y reposait désormais.

 Il faisait beau: un soleil éclatant, un ciel d’un bleu limpide, pas de vent ou à peine, une douceur de soie, un air nacré. Il y avait des cyprès comme en Toscane. Nous étions en Meurthe-et-Moselle, au cimetière de Villers-les-Nancy. La ville était en contrebas. On la devinait à peine. Nous étions sur une colline, et un versant un peu abrupt, tous autour de sa tombe de marbre gris, simplement réunis.

 Ce n’était pas un enterrement juif. Nous avions pourtant récité le kaddish, la prière des morts, mon frère et moi.  Nous nous sommes recueillis tous ensemble. Puis j’ai lu une brève oraison qui signifiait, ou à peu près: il aimait la France, il aimait passionnément son pays d’adoption. Sa langue et la beauté de ses paysages, sa douceur et son hospitalité, sa gourmandise aussi. Répétant, après Char, songeant à son ami Camus au cimetière de Lourmarin: « avec celui que nous aimons, nous ne pouvons plus parler, et ce n’est pas le silence« .

Jacques Pudlowski (une tombe parmi les autres) © GP

J’y songe aujourd’hui: nul plus que lui n’aura aimé la France, d’une manière concrète, plus qu’imagée, non comme  le Général, habité par ses rêves de grandeur, mais avec un sens aigu de la matière des choses. Avec sa tête de français, non pas moyen, mais plutôt noble, sa moustache fournie et son sourire perpétuel, son port de tête à la Clark Gable, mon père faisait un citoyen de ce pays plus qu’honorable. Né à Lodz, en Pologne, venu en France à l’âge de sept ans, dans les bagages de son père et de sa mère, avec son frère et sa soeur – sa plus jeune soeur sera la seule de sa famille à être née ici à Dombasle-sur-Meurthe, non loin de l’usine Solvay où travailla son père comme manoeuvre, accomplissant deux des trois/huit pour nourrir sa famille – il ne s’est sans doute jamais posé de questions d’identité. Ou si peu, dans l’intervalle de la guerre.

Soldat français en 1940, de la classe de 36, démobilisé après la drôle de guerre pour une péritonite aigue, contactée et quasi-provoquée par une station prolongée devant une chaudière dans un camp de prisonniers, il se sera caché avec succès sous le nom d’emprunt de « Deschamps » dans les parages d’Annecy. Aura ravitaillé en viande le maquis de Haute-Savoie. N’aura pas connu les horreurs de la déportation, sera passé à travers toutes les persécutions. Un « bon Français », ce juif polonais vite intégré à la terre de France? Oui, sans  doute aucun.

Sa vie aura été, non pas une quête de la citoyenneté française, mais un cheminement naturel. Né ailleurs, vite adopté par la France, dans une région – la Lorraine – où les travailleurs immigrés italiens et polonais étaient nombreux, il aura connu l’école laïque, suivi des études de comptable, accompli cent métiers. Le dernier d’entre eux, à la tête d’un comptoir de salaisons au marché-gare de Nancy, lui aura permis de se rapprocher de ce qu’il aimait sans doute le plus au monde: la gourmandise française, une certaine manière simple et sereine, sans forfanterie, de goûter aux fruits du pays.

Si l’on est français par choix, avant de l’être par naissance, par volonté consciente, davantage que par nature, mon père aura été le plus français des français. Je l’aurais été après lui, ayant payé mon tribut par l’écriture1, devenant le plus sédentaire des voyageurs, celui que l’on appelait souvent comme référence et comme conseiller. Me hasardant au marché central de Nancy, entre un étal de volailles et un rayon de fromages variés et affinés, je me trouve désormais confronté à des regards d’amitié, voire de complicité, et je pense à lui avec fierté.

Ma chance et mon honneur? Avoir été le fils de ce français là, juif et immigré de fraîche date, prouvant que l’identité nationale se gagne au quotidien, sinon au mérite. Pourquoi ne pas l’avouer?  J’aime moi-même la France, à sa suite, telle qu’elle s’offre à qui veut bien la découvrir en flânant:  généreuse et replète, gourmande et savoureuse. Avec ses paysages amicaux, ses tables d’hôtes, ses façades avenantes, ses bonnes auberges, ses sourires ouverts, ses artisans sourcilleux et ses produits d’exception. Voilà ce que j’aurais trouvé ici et, pour le dernier terme, canard de Challans, agneau de Sisteron, moules d’Aunis, cidre de Normandie, crème de Thiérache, madeleines de Commercy ou groseilles de Bar-le-Duc, nougat noir de Pertuis, huile d’olive des Baux ou du haut-pays provençal, fromages du pays d’Auge ou du Cantal, touron basque, pralines de Montargis et crèpes dentelles du pays quiberonnais. Que sais-je encore? Sa profusion est richesse et, surtout, signe de son désir de perdurer.

Jacques Pudlowski (Villers les Nancy) © GP

C’est à tout cela que je songeais, alors que l’on mettait mon père en terre. Pensées sacrilèges? Non pas. Simplement fidélité qui n’oublie pas les bons moments passés ensemble, fait le tri avec acuité, conserve le bon grain, rejette l’ivraie, ne se souvient que du vrai goût des choses. Mes universités, je les aurais accomplies avec lui à la Marne ou au Globe à Metz, au Crocodile ou à l’Aubette à Strasbourg, ailleurs encore. Mes promenades avec lui? Elles furent gourmandises, en cent repas et mille voyages.

Et je m’interrogeais sur le devenir de ses passions. S’il était avec moi aujourd’hui, s’inquiéterait-il du goût de demain,  de l’avenir de nos charcuteries et de nos vins, du destin de notre hareng,  de nos fromages, de nos saucissons et de nos jambons, lui qui, juif polonais, devenu français par l’usage, la raison et la passion, devint, à la fin de sa vie, le roi de la rillette et de la rosette, le prince du jésus et de l’andouillette, me donnant son avis, d’une table l’autre, sur tous les mauvais traitements infligés aux produits français. Lui, le natif de Lodz, lorrain de hasard , qui me déclarait « ne pouvoir vivre ailleurs qu’à Nancy« , était devenu le plus farouche défenseur du goût hexagonal.

Eh oui, au petit cimetière de Villers, j’évoquais pour moi-même ce double et lent cheminement, le sien, le mien, vers un destin qui devient conduire ma vie, faire de moi ce chroniqueur impétueux et sévère, ce coureur de sentiers savoureux, ce guetteur de doux halliers, ce Joinville du camembert et ce Saint-Simon de la choucroute, me faisant serment de poursuivre le chemin tracé par lui. D’aller goûter encore et encore les grenouilles en Dombes et les huîtres à Marennes, de faire halte à Lyon, pour quérir le bon saucisson, de trouver le secret du pied de porc fondant à Sainte-Menehould, et de ne négliger ni le vin de Chinon, ni celui du Saint-Emilion dans la grande quête du pays de France qui nous unit, vivant ou mort, par-delà la terre lorraine remuée.

Le serment de Villers? Jurer de continuer longtemps et longtemps à dériver avec sûreté dans son ombre, délimiter mon finage et dire ma vérité, de Finistère en terre d’Argonne, de Morvan en Périgord, de Dombes en Médoc, de Labourd en Côte d’Opale, et goûter, en songeant à lui, le sel comme le sucre de la France. Me demandant, à chaque étape: mais qu’eût-il dit, qu’eût-il choisi, qu’eût-il pensé, s’il avait été là, juste là, aujourd’hui, simplement avec moi?

Les Chemins de la Douce France, par Gilles Pudlowski (ed. Plon)


1 Voir « le Devoir de Français » (Flammarion, 1994) et « l’Amour du Pays » (Flammarion, 1986).

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Publié le 30 juillet 2012 par

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