Une fresque sombre, une fable ricanante, une vision pessimiste et intime d’un passé antérieur qui regarde l’avenir : il y a tout cela dans le grand roman de Philippe Claudel qui ouvre somptueusement la rentrée littéraire de l’année 2023. L’auteur ne situe pas vraiment son propos. Tout se passe dans une petite ville d’un mystérieux « empire », situé sur les marches de l’Est. Les noms des personnages, leurs alcools de prédilection, leurs habitudes et leurs passions plus ou moins secrètes, leurs nourritures exotiques renvoient à une sortie de province perdue entre Bohème et Moravie, Slovénie et Serbie. Les catholiques composent ici une large majorité. Les musulmans sont une minorité discrète. Le fait-divers qui démarre va vite mettre ces deux communautés en scène, voire les opposer. Le curé Pernieg a été assassiné, le crâne fracassé par une pierre. Seuls deux enfants, soeur et frère, ont été les presque témoins. Le policier  Nourio enquête, aidé de son adjoint, bon géant simplet nommé Baraj, mais prend son temps, cherche une vérité « efficiente », nous laisse découvrir les notables (le Maire, le Receveur, le Médecin, le mystérieux Magrave qui organise une chasse improbable) qui sont les silhouettes d’ombre mais importantes de ce récit de plus de 500 pages mais qui se lit à bonne allure, se dévorant peu à peu comme un thriller. On découvre vite les obsessions sexuelles de Nourio, englué dans son ménage, avec ses enfants en surnombre, qui cherche à s’enivrer ailleurs. Et puis les menaces qui pèsent sur la communauté musulmane, que pressent le Médecin qui enjoint ses coreligionnaires de fuir. Il fait ici trop froid ou trop chaud. Le ciel est bas, gris. Les émotions sourdes. Philippe Claudel retrouve là le souffle des « Ames Grises » et du « Rapport de Brodeck », inventant un monde où injustice ou intolérance sont érigés en mode de vie ou de gouvernement. Voilà une fable, qui résonne de façon vigoureuse dans le concert de nos actualités présentes, où la démocratie est largement piétinée, aux quatre coins  du monde et dont l’écho ne s’éteint pas sitôt la dernière page tournée.

Crépuscule, de Philippe Claudel (Stock, 506 pages, 23 €).