La gourmandise proustienne revisitée
Proust pour tous, Combray revisité : voilà l’essence de ce joli album, illustré par le peintre Armel Siret sur une idée de Laurence Grenier. Le propos : offrir « un digest » de la Recherche du Temps Perdu, avec le texte intégral de Combray II extrait de « Du Côté de chez Swann », qui constitue le premier tome de la grande oeuvre proustienne, version album à feuilleter, lire, s’imprégner. Le jardin de Tante Léonie, l’épisode célèbre des miettes de madeleine qui, trempées dans le thé, font ressurgir un vaste monde ancien, cela se trouve à la fin de première partie de « Combray », dans ce premier volume. Ce qui est cité ici, ce sont les diverses gourmandises mitonnées par l’attentionnée Françoise qui ravivent l’appétit du narrateur : belles asperges, oeufs, barbue, dinde, cardons à la moelle, côtelettes, pommes de terre, confitures, biscuits, riz à l’impératrice, crème au chocolat, qui font resurgir une gourmandise proustienne oubliée. Une invitation à lire Proust différemment.
Combray de Marcel Proust, sur une idée de Laurence Grenier, illustré par Armel Siret (Editions de la Spirale, 157 pages, 20 €).
Voilà, pour les nostalgiques proustiens, l’épisode de la madeleine qui clôt la première partie du premier chapitre (« Combray I »), de « Du Côté de chez Swann » :
« Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine quele dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quandj’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans soninfusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’yeusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes despâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-êtreparce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’étaitdésagrégé; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous sonplissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion quileur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après lamort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plusimmatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme desâmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leurgouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
.Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait matante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi cesouvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque là) ; et avec la maison,la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner,les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans cejeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux depapier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, sedifférencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, demême maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de laVivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs,tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » (in Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Le Livre de Poche, 478 pages, 7,90 €).
La grande littérature dans un guide gastronomique voilà la vraie culturefrançaise. Laurence est en train de promouvoir à la fois le goût du hareng et la sensibilité fervente de Marcel Proust… Quel bonheur et quelle consolation en ces jours moroses.
Cher Gilles Pudlowski, merci pour votre gentil article. Peut-être serez-vous intéressé (amusé ?) par mes élucubrations proustiennes et gastronomiques: je suis en train d’écrire un petit roman qui a pour titre « Le mystère du petit pan de mur jaune », dans lequel de nombreux spectateurs défilent devant ce que Proust appelait le plus beau tableau du monde, et sur lequel, à droite, on distingue des barques à harengs en chantier, et voici ce que ces barques m’inspirent:
VII
La fête au hareng, et 2 guides
[…] Notez tous les détails, la tenue des personnages, la nature des bateaux en chantier (ce sont des barques à harengs, la pêche aux harengs est d’ailleurs )…
– Pourquoi barques à harengs ?
– Parce qu’à l’époque où Vermeer a peint le tableau, Delft était l’un des ports d’où partaient les pêcheurs de harengs qui abondaient depuis peu près des côtes hollandaises, en raison d’un refroidissement climatique qui avait valu à cette période le nom de « petit âge glaciaire ». Ces poissons frileux étaient venus se réchauffer en Hollande ! Les grandes sorties pour la pêche aux harengs se faisaient vers le mois de juin. D’ailleurs encore aujourd’hui on fête le retour des premières pêches au hareng lors de la journée des petits drapeaux, avec des milliers de visiteurs venus goûter des maatjes, (harengs frais), fin mai, début juin. Mais je m’égare, on est bien loin de Bergotte, Proust et la grande peinture.
– Ne croyez pas cela interrompit Catherine, un membre du petit clan proustien du Café de la Mairie, tous les ans j’organise la fête de la madeleine le 18 novembre pour célébrer la mort de Proust, et comme je suis très friande de harengs, arrosés de Vodka, je crois que je vais laisser tomber le trio novembre-madeleines-thé, pour celui plus réjouissant de mai-harengs-vodka, qui célébrera non pas la mort de Proust mais celle de Bergotte, d’autant qu’il avait mangé des pommes de terre (mal cuites il est vrai), qui s’accordent si bien avec les harengs (mieux que le bière-moules-frites de leur voisins) fêtons les Hollandais qui ont produit le plus beau tableau du monde en même temps que Proust qui a écrit le plus beau roman du monde, avec vodka-harengs-pommes de terre chaudes. Ça c’est de la transversalité !
– Méfiez-vous du hareng, car il est déjà associé à Hubert Bonisseur de La Bath.
– Qui ?
– OSS 117, dans une « réplique culte » « On m’a dit le plus grand bien de vos harengs-pommes à l’huile. »
– Ouf, je suis soulagée : mon hareng se sert avec de la vodka, et les pommes de terre ne sont pas forcément à l’huile !
– Vous aurez du mal à dégommer la madeleine, je crois que vous êtes sur une fausse piste ; d’autant qu’en anglais « red herring » veut justement dire cela : être détourné sur une fausse piste, en référence à la chasse à courre, ou l’on utilisait le hareng, un kipper, pour dresser les chiens à suivre une piste, ou les détourner pendant la chasse.
– Vermeer et Proust, et nous voici à cheval chassant le renard. C’est beau la culture !