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Eternel Ami Fritz !

Article du 12 avril 2020

Un classique à lire et à relire, tombé dans le domaine public, téléchargeable gratuitement sur le net, toujours disponible en poche, en collection Omnibus ou en version illustrée : c’est l’Ami Fritz d’Erckmann-Chatrian. Profitez de cette lecture réjouissante en temps de confinement. Et voici l’entrée concernant le livre, le personnage et le phénomène, tirée de mon « Dictionnaire Amoureux de l’Alsace » (Plon, 2010).

Ami Fritz (l’)

Une invention subtile, l’alsacien exemplaire, un personnage emblématique, une figure du passé, un mythe savoureux ? Ou bien un « imposteur » (Jacques-Louis Delpal) ? L’Ami Fritz, alias Fritz Kobus, est, d’abord, un héros de roman, né de l’imagination d’Emile Erckman et Alexandre Chatrian, habitant dans le village de Hunebourg, non loin de la carrière des Trois-Fontaines et de la plaine de Finckmath, de la roche des Tourterelles, de la côte des Genêts ou de la colline de Meisenthal. Bischem ou Bieverkirch ne sont pas loin. Et tous ces noms bien alsaciens et vosgiens, voire un tantinet mosellans, parfois curieusement orthographiés, situent le décor.

On pourrait, certes, disserter à l’envi sur le lieu imaginaire de ses exploits. Se récrier sur les références à « la vieille Allemagne » et la Bavière, comme à la rive droite du Rhin, alors qu’à l’époque de sa publication (1863), l’Alsace était bien française. Mais Erckmann et Chatrian, en écrivains populaires, puisant dans la tradition historique, mais toujours libres de leurs choix, ont tous les droits. Ce qui est sûr, c’est que l’Alsace et ses marches lorraines, singulièrement Phalsbourg, Sarrebourg et Abreschviller, se reconnaissent dans le roman. Au point de s’être appropriés le nom du héros non seulement pour les festivités, mais aussi pour leurs multiples cafés, winstubs, tavernes.

Chaque année, Marlenheim, première commune de la route des vins d’Alsace, fête en grandes pompes les noces de l’Ami Fritz, le 15 août, non sans avoir enterré sa vie de garçon le 14. Tout le village participe à la célébration. ouvre ses portes aux visiteurs, accueille des groupes folkloriques, fait mirer son vin, ses petits plats rustiques et ses tartes flambées, tandis que le vrai maire de la commune, que fut longtemps Xavier Muller, vigneron dans le civile, joue son propre rôle et reçoit, à l’instar du curé de l’église blanche et effilée, le consentement des mariés.

Voilà donc un héros exemplaire. Le livre, même moins lu aujourd’hui ou moins diffusé (1), unifie l’Alsace, tandis que sa légende est durable. Résumons d’un trait l’histoire. Fritz Kobus, fils de Zacharias Kobus, juge de paix, hérite de la maison de son père, ainsi que d’une belle ferme et décide, en consentant le moins d’effort possible, de connaître le bonheur sur terre. Sa recette : faire, chaque jour, de tour de ses champs, vérifier ses comptes, céder de bon cœur aux repas savoureux préparés par sa vieille servante Katel, vider quelques chopes et fumer quelques pipes, et aussi, afin de préserver ce bonheur égoïste, ne pas acheter d’actions industrielles, ni se marier.

En se tenant à ce programme minimum, la paix lui est donc assurée. Jusqu’au jour où son vieil ami le rabbin David Sichel, qui s’entête à lui trouver une épouse, lui fait lever les yeux sur la jolie Suzel, la délicieuse fille de son fermier. La trame est simple, l’écriture vive, le récit pédagogique. Il révèle une sorte de pays idéal où toutes les croyances, toutes les religions, toutes les opinions sont acceptées. Fritz est anabaptiste, David juif, évidemment, tandis que leur ami Joseph est tzigane. Et tout ce beau monde de s’entendre à merveille.

L’Ami Fritz, c’est bien sûr l’Alsacien de nos ou de mes rêves, celui que j’ai cru voir jadis dans les tavernes, à Strasbourg à l’Arsenal, sous les traits de Tony Schneider, ou à Saverne, à la Taverne Katz, plus près des deux écrivains en duo, à l’image de Joseph Schmitt, lui-même natif de Sarrebourg, qui inventait des histoires de bouche, pour vendre ses bons plats. Comme cette fameuse timbale de volaille qui était une bouchée à la reine présentée non en feuilleté, mais dans cocotte lutée, gardant son contenu au chaud, et créée, selon lui, par le cuisinier du cardinal de Rohan qui avait coutume de dîner tard ou à ses heures…

Des amis Fritz, il en est partout dans la belle province entre Vosges et Rhin, ils se glissent au « stammtisch » (la table d’hôte des winstubs), racontent des histoires ou prêtent attention à celles des autres, vident son verre prestement, commandent un « kirschenwasser » après le pinot blanc, et attendent que la nuit tombe derrière les fenêtres en tessons de bouteilles ou les vitres bombées pour céder enfin au sommeil réparateur. Les beaux moments du livre, ce sont, bien sûr, ces parties de cartes, de « youker » et de « ram » entre amis, et puis ces repas merveilleux surtout, narrés comme une succession délicieuse de mets opulents exquis. Prose soyeuse, mots savoureux, textes exemplaires, textes à dictée, nul n’a oublié, j’espère, ces quelques lignes ci-après :

« Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s’asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l’antique salle à manger de ses pères ; et là, de s’attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuiller dans une bonne soupe aux queues d’écrevisses qui embaume, et de passer les assiettes en disant : « Goûtez-moi cela mes amis, vous m’en donnerez des nouvelles ».

Qu’on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes sur le ciel bleu du printemps ou de l’automne ! 

Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d’argent pour diviser tout au long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent !

Puis quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant : « qu’est-ce qui va venir à cette heure ? »

Ah ! je vous le dis, c’est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de penser : « Cela recommencera de la sorte d’année en année, jusqu’à ce que le seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d’Abraham. »

Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s’animent, quand les uns éprouvent tout à coup le besoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions, et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, ses jambons, ses pâtés et ses nobles vins ; quand Kasper s’attendrit et demande pardon à Michel, de lui avoir gardé rancune, sans que Michel s’en soit jamais douté ; et que Christian, la tête penchée sur l’épaule, rit tout bas, en songeant au père Bischoff, mort depuis dix ans, et qu’il avait oublié ; quand d’autres parlent de chasse, d’autres de musique, tous ensemble en s’arrêtant de temps en temps pour éclater de rire : c’est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre. »

Oui, nous sommes tous des amis Fritz.

 

(1) Encore qu’il s’en republie souvent des éditions illustrées : j’ai, sous les yeux, celle, pourvue de belles images, signée Louis-Philippe Kamm de 1972 (chez Istra) et aussi celle, illustrée par André Wenger, de 1997, l’une sobre, l’autre très colorée, tous les deux imaginant le Hunebourg (qu’un préfacier américain, Stephen J. Foster, de l’Od Dominin University de Norfolk (Virginie) traduit en Phalsbourg) à l’image de Bouxwiller, de Molsheim ou d’Obernai.

A propos de cet article

Publié le 12 avril 2020 par

Eternel Ami Fritz !” : 1 avis

  • Françoise FILOCHE

    Erckmann et Chatrian ont éclairé mon enfance. J’ai maintenant plus de 80 ans et je fais découvrir L’ami Fritz, mon premier livre de ces auteurs, et d’autres livres à mes petits enfants. Ce que j’aimais chez Erckmann et Chatrian c’est qu’ils racontaient l’histoire de France mieux que les livres d’Histoire. Les détails de la vie quotidienne, des moyens de transport, les recettes de cuisine, les relations des différentes religions m’en apprenait bien plus. J’ai particulièrement été impressionnée par Le conscrit de 1913 qui donnait une autre vision des guerres napoléoniennes.

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