2

La gloire d’Emile Jung

Article du 1 février 2020

Emile Jung vient de disparaître le lundi 27 janvier dernier (ironie du sort: le jour de la sortie du guide Michelin 2020, ce fameux guide rouge qui l’avait couronné de 3 étoiles en 1989, et l’avait découronné en 2002). Voici le texte que je lui ai consacré dans mon livre sur « le Crocodile », paru en 2012, aux éditions du Chêne, sous la férule de Philippe Bohrer, avec la complicité photographique de Maurice Rougemont.

Emile Jung © Maurice Rougemont

Il est le cuisinier alsacien exemplaire, l’homme de la tradition, de la sagesse, de la fidélité. Le chef en ville qui choisit les meilleurs produits entre campagne et montagne pour ravir le citadin européen. Le chef créatif et zélé par qui le Crocodile est devenu ce qu’il est : un restaurant mythique, fameux dans le monde entier. Emile Jung n’est pourtant pas Strasbourgeois pour un sou. Ce natif de Masevaux (Haut-Rhin), en 1941, vient au contraire de l’extrême sud de l’Alsace, en lisière du Territoire de Belfort. Il a été élevé au pied du Ballon des Vosges et du, à l’ombre des forêts et des rivières, comme la Doller, qui serpentent alentour.

Emile Jung a été formé d’abord chez son père à l’Hostellerie Alsacienne, au cœur de son bourg natal, avant de partir en apprentissage, après la disparition de celui-ci, à la Maison Rouge à Strasbourg, qui est alors le palace de la ville, puis chez Artzner la grande maison du foie gras, où il apprend à mitonner le fameux pâté à la Contades inventé jadis par Jean-Pierre Clause pour le gouverneur militaire de Strasbourg. Il passe le service militaire dans l’armée de l’air à Dijon, puis travaille à Lyon chez Roger Roucou, qui possède alors deux étoiles, à la Mère Guy.

Il fréquente alors assidûment la capitale des Gaules, découvre l’art de la quenelle chez Jean Vettard, place Bellecour, mais aussi chez Gérard Nandron, à fleur de Saône et chez la Mère Brazier rue Royale, sans omettre le goût sauvage de la bécasse, chez Vignard, rue de l’Arbre Sec. Il devient ami avec Paul Bocuse à Collonges-au-Mont-d’Or, qui est de seize ans son aîné, qui le convie volontiers à la table familiale et lui fait entrevoir un monde neuf, stimulant sans doute une ambition qui ne demande qu’à naître. Il y découvre ainsi « tranchant comme un adjudant en cuisine, immuablement perfectionniste, un sage qui colle à la tradition » (1).

Mais il doit revenir en Alsace, aider sa mère à redonner du tonus à l’auberge familiale. Il épouse Monique Andrès, native de Sainte-Marie-aux-Mines, qui deviendra sa bonne fée. Cette diplômée de l’école hôtelière de Strasbourg est issue de la même promotion que Bernard Naegellen, futur patron du guide Michelin. Elle s’était formée au Club à Cavalière, table fameuse de la côte varoise, mise en vedette par Roger Vergé qui y obtiendra deux étoiles. Monique, qui devient vite la tête pensante de la maison de Masevaux avant d’être celle de la future maison des Jung à Strasbourg. Mais on va un peu vite en besogne.

Emile Jung avec un coq © Maurice Rougemont

Emile profite des fermetures hivernales de la maison de Masevaux pour se perfectionner dans de grandes demeures classiques de Paris. Il est chez Ledoyen, avec Guy Legay, Maxim’s, sous la gouverne d’Alex Humbert, à la Marée sous le patronage de Marcel Trompier. Il s’y perfectionne en apprenant les bases de la cuisine classique qu’il mêlera au terroir de sa région, lui donnant une dimension supérieure. Le bon élève deviendra vite chef d’école. Il obtient sa première étoile – en 1966 – à l’Hostellerie Alsacienne de Masevaux. Puis décidera de « monter » à Strasbourg.

En 1971, il rachète aux frères Hollander leur maison fameuse. L’outil est vieillissant, mais l’espace généreux, lui permettra d’y créer une demeure à sa mesure. Dès 1972, il y retrouve l’étoile conquise à Masevaux, et une deuxième s’y ajoute bien vite trois ans plus tard. Le lapereau en gelée aux herbes, le sandre Père Woellflé à la choucroute, la caille confite au foie gras Brillat-Savarin, le flan de cresson aux cuisses de grenouilles : voilà quels seront ses chevaux de bataille.

Emile est un classique qui sait se renouveler, lancer des piques contre la « nouvelle cuisine » (« une pratique inachevée pour gourmets achevés », glisse-t-il à Pierre-Marie Doutrelant, l’auteur polémique de « la Bonne Cuisine et les Autres »). Il vante le produit local et la tradition régionale (« rien n’est plus frais qu’un produit de proximité »), promeut le foie gras de Strasbourg, le poisson de la Wantzenau ou la volaille « Gillerlé » du Kochersberg. La troisième étoile viendra couronner sa manière en 1989. Année qui correspond aussi à l’arrivée de Bernard Naegelen, l’ami de « promo » de Monique Jung à l’école hôtelière, à la direction du Michelin. Et, ironie du sort, celle ci repartira, en 2002, quand le même Bernard Naegelen aurait pris sa retraite, cédant sa place à l’anglais Derek Brown… qui ne fit guère long feu à la tête du guide rouge.

Emile Jung et la préparation des grenouilles © Maurice Rougemont

Mais Emile tient bon jusqu’en 2009. Il ne cesse d’essaimer les bons élèves, servant de modèle à ses disciples qui lui vouent un saint respect. La plupart sont non seulement en Alsace, mais disséminés à travers toute l’Europe et ailleurs (il y a même un Crocodile à Vancouver, créé par l’un de ses fans, Jacob Meyer). Ses recettes font école, ses plats « signatures » sont des références pour les amoureux du genre.

Chaque année, il se livre à une célébration dont il a le secret. Elle est dédiée à l’Europe, au TGV (en 2007, avec l’arrivée du TGV en ville et un menu hommage dit « Très Gastronomiquement Vôtre »), à Jules Verne, Victor Hugo, aux Goncourt, en compagnie de toute l’Académie ou presque, à Goethe, en 1999, à l’occasion du 250e anniversaire du grand poète romantique allemand qui fit ses classes à l’université de Strasbourg et tomba amoureux de Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sessenheim, à la campagne napoléonienne d’Egypte, en souvenir du bicentenaire de celle-ci (en 1998). Et encore à Gutenberg, en 2000, pour fêter à la fois le 600e anniversaire de l’inventeur de l’imprimerie et le 550e année de son invention. Exercices de style, plats en rapport, décor revu : littérature, art et gourmandise ont toujours fait bon ménage au « Croco ».

Emile Jung goûte en cuisine © Maurice Rougemont

Ce qu’on aime, ce qu’on aimait d’abord chez Emile : son phrasé de poète qui raconte les produits à partir de la terre – ou de l’eau – qui les ont fait naître. Je me souviens m’être promené avec lui dans les étangs du Sundgau à la recherche, non de l’or perdu, mais de la meilleure carpe frite, de l’avoir suivi dans le Kochersberg, en quête de la plus subtile des volailles qu’il allait accommoder avec crème, riesling et spätzle. D’avoir refait le monde en sa compagnie dans moult pâtisseries – chez son voisin de la rue l’Outre, Christian Meyer, ou chez Winter, rue du 22 Novembre  -, d’avoir devisé de l’avenir de l’Alsace, de la gourmandise et du monde, autour d’un schnaps chez Yvonne, au bon vieux temps d’Yvonne Haller et sous les yeux de cette dernière.

Poète, paysan, cuisinier, Emile était d’abord et aussi un créateur – j’en parle à l’imparfait depuis sa retraite. Caille Brillat-Savarin, sandre farci de choucroute Père Woelffle, flan de cresson aux cuisses de grenouilles, esturgeon et julienne de concombre « Prince Igor », pâté de foie d’oie et volaille aux cornes d’abondance, jets de houblon Princesse, c’est-à-dire flanqué d’une sauce hollandaise, ou encore pied de cochon farci de foie gras, reconstitué, truffé, pourvu de chou en embeurrée : ce classique avait des grâces de cuisinier grand bourgeois cuisinant pour des hobereaux venus se faire fête en ville.

Son décor, celui du « Croco », lui ressemblait. Ainsi qu’à Monique, sa muse, la gardienne du temple, l’âme de la demeure et l’ordonnatrice du service réglé comme un ballet d’opéra, qui savait, comme personne, redresser le noeud papillon d’un serveur, revoir l’ordonnancement d’une table, veiller à la mise en place d’un bouquet de fleurs. Sa demeure était cossue, cosy, affable, même si je la disais jadis « compassée ». Elle ne ressemblait, de fait, qu’à elle-même avec ses recoins, son fameux crocodile empaillé, sa grande fresque paysanne qui habille tout le fond de la grande salle, ses chaises confortables, ses tables joliment nappées. Et puis ce service discret, emballant, efficace, réglé au petit point, sous la houlette de la grande prêtresse Monique Jung, qui, rendant hommage à la cuisine de son mari, ordonne le bal avec sûreté, plus les conseils de cave opiniâtre du si compétent Gilbert Mestrallet, toujours présent dans la demeure.

Emile Jung et le Crocodile © Maurice Rougemont

Emile se consacra tout entier, au mieux de sa forme et de son art, à renouveler la tradition de l’Alsace enracinée qu’il fut l’un des premiers – avec Paul Haeberlin ou Pierre Gaertner -, à inscrire sur les fonds baptismaux de la cuisine son temps. Mon dernier repas chez lui, avant son départ de la maison dont il fit la gloire, fut à l’image de cette quête. Une déclinaison d’asperges, vertes et blanches, avec son léger feuilletage en mille-feuille, son lard croquant et croustillant, un flan de cresson aux cuisses de grenouilles – un plat indémodable qui cousine avec la mousseline de grenouille de l’Auberge de l’Ill -, et puis le fameux sandre « Père Woelfflé » à la choucroute que vient relever à point – neuve idée géniale – un rien d’anguille fumée. Bref du bon, du savant, de l’éternel.

Emile Ier, roi des cuisiniers, ou encore St Emile, grand prêtre de la gourmandise d’Alsace était là pleinement : entre le passé et le présent, entre le terroir, la tradition et la modernité, ralliant la région et ses racines, unissant ses recettes anciennes et leur mise au goût du jour avec quelques pointes neuves sans excès. Ce sens de la mesure et de l’architecture du « beau » plat, on l’éprouvait encore dans la chartreuse de caille confite au foie gras. Et encore dans ces desserts qui empruntaient aux techniques modernes, comme l’usage de l’hydrogène et de sa fumée, un brin de leur magie.

Meringue glacée à l’extrême et poêlée de fruits rouges, plus sorbet litchi, ou variation crémeuse sur le café et son spéculos aux épices étaient dans cette veine. Les grands vins, muscat Monchreben de Rolly-Gasmann, riesling Clos St Hune de Trimbach, gewurztraminer Heimbourg de Zind-Humbrecht qui sont les plus grands du genre, et qu’un chambertin clos de Bèze de Drouhin-Laroze, faisaient sur ces agapes des escortes de classe.

(1) Au menu de ma vie, d’Emile Jung (La Nuée Bleue, 2001).

A propos de cet article

Publié le 1 février 2020 par
Catégorie : Actualités Tags : ,

La gloire d’Emile Jung” : 2 avis

  • Dauber

    Salut l’artiste. Merci pour tout ce que tu as fais pour l’Alsace.

  • Naegelen

    Grand chef de masevaux

Et vous, qu'en avez-vous pensé ? Donnez-nous votre avis !