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Strasbourg: pour saluer Tomi Ungerer

Article du 9 mars 2011

Une splendide exposition (« Politrics ») consacrée au dessin politique de Tomi Ungerer, dans le cadre de son musée strasbourgeois, administré par l’omniprésente Thérèse Willer, me fournit l’occasion d’un hommage à ce génie à multi-facettes. Prince du dessin pour enfants, roi de la satire, conteur nostalgique, homme de pub doué de mille idées à la minute et illustrateur érotique de grande classe: tous ces chapitres sont illustrés dans la villa Greiner. Dans cette belle maison fin XIXe, qui abrite 8000 dessins, présentés par roulement selon un parcours thématique de 300 oeuvres originales, Tomi est justement statufié de son vivant. Il fête ses temps ci ses 80 ans. Vous trouvez ci après l’entrée qui lui est consacrée dans mon « Dictionnaire Amoureux de l’Alsace« , paru chez Plon.

Thérèse Willer au musée Tomi Ungerer © GP

Question à mille euros (le prix d’une sérigraphie de Tomi) : comment un génie alsacien du XXe siècle peut-il être révéré en Amérique, en Allemagne, en Suisse et, bien sûr, dans sa région, tout en étant un quasi inconnu à Paris ? Affichiste, conteur, mémorialiste, polémiste, homme de pub et d’idées, il vaut autant par ses célèbres images « refusées » (comme cette Germania suçant le bonnet phrygien de Marianne, imaginée pour célébrer l’amitié franco-allemande) que pour ses publicités fameuses (la cathédrale de Strasbourg reliée à une prise de couronne pour l’EDF alsacienne). Rien de ce que fait Tomi ne laisse indifférent.

L'Alsace c'est "comme les toilettes: toujours occupée" © GP

Né à Strasbourg en 1931, il a conté son enfance de petit alsacien rétif à l’embrigadement, mais « nazifié » durant l’occupation, à Colmar, dans le quartier industriel de Logelbach, sous le regard protecteur de sa mère, dans « A la Guerre comme à la Guerre » (la Nuée Bleue, 1991). Dans le même esprit, on lui doit le drolatique « l’Alsace en tort et de travers » (l’Ecole des Loisirs, 1988). Tomi se raconte, s’illustre, se moque, avec une verve sans pareille.

Eins, zwei, blei ("un, deux, plomb") © GP

Sa vie ressemble au roman du siècle. Etudiant aux Arts décoratifs, il publie dans la revue “ Simplicissimus ” à Munich, puis part tenter  dame fortune aux USA en 1957 avec «  deux cantines de dessins et de manuscrits plus  soixante  dollars en poche » . Vit au Canada, en Irlande, revient dans son Alsace natale, livre sa collection de jouets et une importante quantité de dessins aux musées de Strasbourg.

Le siège de Strasbourg © GP

Fameux comme satiriste, dessinateur pour enfants (« les Mellop’s vont en avion », « les Trois Brigands »), illustrateur publicitaire ou «  cartooniste » à succès aux USA, en Allemagne et en Suisse, moins célèbre dans sa patrie natale, il illustre à merveille les contradictions de l’Alsace. Sa truculence, son sens de la provocation et, en même temps, l’attachement à ses origines en font un personnage à part. «  Rien n’y fait. Tomi a, en Alsace, autant d’amis inconditionnels que d’ennemis conditionnés », écrit Paul Boeglin l’un de ses biographes (“ Mon Alsace ”, la Nuée Bleue, 1997). Strasbourg, qui lui a consacré un musée, lui doit un monument érigé pour son bimillénaire, en lisière de la place Broglie et des quais de l’Ill : l’Aqueduc de Janus, exprimant sa double culture.

"Black Power, White Power" © GP

On l’aime autant pour ses caricatures toujours soignées, sa truculence jouant souvent le double sens, ses affiches publicitaires (pour la promotion de la lecture, de la région Alsace, de l’Europe, des fêtes, comme celle du Rhin, à Kehl), ses obsessions érotiques (le kamasoutra des grenouilles), que sa façon drolatique, d’écrire, de s’exprimer. Ses Alsaciennes chevauchent des choucroutes ou se font suçoter le nez par leur voisine germaine, ses cigognes se cachent en terre ou dans un kougelhopf pour ne pas voir la réalité.

« Alsatien, entend rien, voi(t) rien, di(t) rien, mange bien ! », note –t-il en 1978 dans un dessin offert à Tony Schneider, entre Kammerzell et Arsenal. C’est bien de ce caractère trop discret, un brin couard, en tout cas pas assez affirmatif, mais jouisseur quand même, dont Tomi  Ungerer se moque avec chaleur. Alsacien blagueur et bon buveur, il joue les provocateurs avec une tendresse souvent « hénaurme » dont témoigne le texte ci-dessous :

« Les blagues, bonnes en général lorsqu’elles sont mauvaises, font partie des agréments de la table. La table est un peu comme la scène d’un théâtre, où chacun tient son rôle. La nappe tient lieu de rideau. Il faut de l’animation. J’ai toujours sous la main une collection de prothèses dentaires qui s’accordent parfaitement à une salade niçoise. Dans un magasin de farces et attrapes, je me suis procuré un rat écrasé en plastique. Couché sur le côté, il étale ses entrailles. Ce rat est en pension chez Philippe Schadt à Blaesheim. Chaque fois que j’y dîne, je fais servir ce rat, avec une belle présentation, sur un lit de salade, à une table de touristes, en général d’outre-Rhin. C’est le choc et la rigolade ! On s’interpelle en levant son verre : “ An alti Ratt, eine elsässiche Spezialität aus dem dreizig jähringen Krieg ! ” (un vieux rat, spécialité alsacienne de la guerre de Trente Ans). (…)

Il y a un code de la table. Dans le choix des conversations, il faut se garder de tous les sujets qui peuvent engendrer la dispute : une table est de communion et de communication. Eviter les scènes rappelant de vieilles rancunes, évoquant des sujets indigestes comme la politique ou la religion. Ce qui n’exclut pas une bonne prière, si l’on veut marquer sa reconnaissance. Un peu de recueillement n’a jamais fait de mal à personne. Tout comme l’athlète qui se concentre avant de prendre son élan. Ce code de la table se résume dans la gentillesse, la bonne humeur et le respect des autres. Après toutes mes anecdotes qui frisent le nihilisme, le retour à la morale doit paraître bien indigeste. Eméché, j’ai tendance à exagérer, à accélérer mon comportement, je deviens bruyant, je déborde facilement, quitte à le regretter ensuite. Un jour, au stammtisch du Holiday Inn, avec ma famille et mes amis, nous avions sans doute dépassé les bornes de la décence. Mon fils Lucas, qui avait onze ans, s’est levé et nous a dit “ You are an outrage to humanity. I am leaving this table and shall wait outside ! ” (Vous êtes une offense à l’humanité. Je quitte cette table et je vous attendrai dehors). Je souffre de ce virus alsacien qui me pousse en haut-parleur à dominer la conversation. Je ne suis pas le seul à souffrir de cette affliction. Avec des amis comme Raymond Waydelich ou Martin Graff, locomotives du monologue, je mets mes tocsins en sourdine, sans m’ennuyer d’ailleurs.

Il m’arrive de garder le silence lorsqu’une rencontre réunit des êtres exceptionnels. Coi, je deviens alors aussi enregistreur qu’une bande magnétique. Je n’oublierai jamais la soirée passée au Cerf à Marlenheim avec Germain Muller et Friedrich (Fritz) Durrenmatt. J’avais fait venir Durrenmatt pour renflouer le premier Carrefour de la littérature à Strasbourg. Nous nous connaissions de longue date, partageant le même éditeur à Zurich.

Durrenmatt connaissait bien Germain. Il avait vécu à Strasbourg après la guerre et les débuts du Barabli lui était familiers. Imaginez ces deux monuments du génie, l’un parlant en alsacien, l’autre en Berner Dutsch, partageant, d’un couteau bien affûté, le passé. Ils ne s’étaient pas revus depuis plus de quarante ans ! Il s’était révélé que notre Germain, lassé de sa petite amie qui devenait encombrante l’avait refilée à Fritz qui l’emmena en Suisse pour l’épouser. ”

Mes tables de joie (Saisons d’Alsace n° 126, hiver 1994)

Les tables citées là par l’inénarrable Tomi, qui fréquenta beaucoup jadis la Kammerzell, puis l’Arsenal (qui n’existe plus), enfin, côté banlieue,  Philippe Schadt, repaire des artistes, riche en fresques, face à l’église de Blaesheim, voisin de l’aéroport de Strasbourg-Entzheim (qui a fermé ses portes), sont très strasbourgeoises. Le grill de l’Holiday Inn, place de Bordeaux à Strasbourg, accueillit longtemps son stammtisch, sa table d’hôte. A l’heure où j’écris, Tomi ne sort plus guère, il craint le bruit, fuit les autres, fait volontiers de l’agoraphobie, et ne s’en défend guère. « La seule cuisine que je supporte, c’est celle de ma femme et la mienne », me glisse-t-il, mi-ironique, mi-désespéré.

La façade du musée Tomi Ungerer © GP

Musée Tomi Ungerer, centre international de l’illustration, 2, avenue de la Marseillaise, 67000 Strasbourg. Tél. 03 69 06 37 27.

Site: www.musees-strasbourg.org

A propos de cet article

Publié le 9 mars 2011 par

Strasbourg: pour saluer Tomi Ungerer” : 2 avis

  • aviateur

    Tomi me fera encore rire longtemps et également réfléchir. Malgré son départ.
    Maintenant il reste encore Roger( le dernier des Mohicans) pour porter l’Alsace de mon coeur

  • Bien que galvaudé, je n’hésite pas à employer ce terme « à dessein » (si je puis dire) : Ungerer est un génie !

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