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Laurence Benaïm et le mystère Jean-Michel Frank

Article du 2 juillet 2017

La photo, un peu floue, de la couverture, signée Man Ray, qui reflète son visage baissé, son regard fuyant, sa mine soignée, dit tout ou presque du sujet : Jean-Michel Frank (1895-1941), fils de banquier suicidé durant la guerre de 14, avec ses frères morts au front, étudiant brillant, devenu décorateur de génie, qui signa des meubles atteignant toujours des sommes démesurées, demeure un mystère. Comment ce jeune juif allemand, assimilé, modèle pour Lacretelle de son « Silbermann », ami de Drieu et de Cocteau, élève de khâgne, devient-il ce designeur d’appartement et concepteur de meubles aimé du tout Paris, révéré par Marie-Laure de Noailles qui lui confie son salon de la place des Etats-Unis (« la 8e merveille du monde », selon YSL), demandé à New-York par Rockfeller.

Laurence Benaïm, à qui on doit les brillantes biographies d’Yves Saint-Laurent et de la « Vicomtesse du Bizarre » (M-L de Noailles) ressuscite la société néo-proustienne de son temps. Elle évoque l’antisémitisme virulent du temps de l’affaire Dreyfus, l’aventure des surréalistes, sillonne les salons et les paquebots de la Café Society, noie son personnage central sous les références érudites, le fait voyager en la compagnie des siens et de son ami et compagnon Thad Lovett, de Villefranche-sur-Mer au Waldhaus à Sils-Maria, Engadine (Laurence Benaïm dit « Sils« ). Il fut, certes, l’alter ego de Giacometti, l’ami de Bérard (dit  » Bébé »),  de Jacques Rigaud ou de René Crevel, deux futurs suicidés,  le fournisseur de Mauriac ou d’Elsa Schiaparelli (son appartement de la rue Barbet de Jouy). Lorsqu’il disparaît à New-York, ayant choisi sa mort, en 1941, reste forte sa devise: « l’élégance, c’est l’élimination« . A rapprocher du « less is more » (« moins c’est plus ») cher à Mies Van der Rohe. Autant dire que cette biographie est passionnante, même, si au bout de la lecture, avant les 40 pages de notes ultimes, le mystère Frank demeure. Comme ses meubles, sa décoration, son sens du décapage et de l’épure, sa vie souffrante, incandescente, comme dédiée au malheur, esquisse une philosophie de l’ascèse. Toute une époque des années folles à la guerre qui vient revit ici avec une vraie force. Mais la silhouette diaphane de Frank, s’efface, comme sur la photo de couverture.

Jean-Michel Frank le chercheur de silence de Laurence Benaïm (Grasset, 24 €, 338 pages).

A propos de cet article

Publié le 2 juillet 2017 par

Laurence Benaïm et le mystère Jean-Michel Frank” : 2 avis

  • Benaim

    MERCI A GILLES PUDLOWSKI pour cette évocation du mystère Frank. Avec toute ma reconnaissance et mon amitié. Laurence

  • ERIC L

    Une personnalité méconnue, votre papier donne envie de lire sa biographie. Merci !

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