Faire Charlemagne? Une expression de joueur de cartes. Autant dire se retirer du jeu sans laisser aux autres partenaires la possibilité de se refaire, comme le fit Charlemagne qui quitta la vie en conservant ses conquêtes territoriales. C’est aussi le terrain de jeu d’Antonin Chapuisat, professeur de lettres certifié au lycée portant le nom de l’empereur à la barbe fleurie, qui joue son propre répertoire, refuse d’enseigner les auteurs officiels, pour tenter d’inculquer à ses élèves métissés les bonnes et mauvaises leçons livrées par ses auteurs fétiches: Albert Paraz, Louis-Ferdinand Céline, Henri Calet, André Frédérique, Paul Morand, Charles-Albert Cingria, Georges Perros, Marcel Thiry, Henri Béraud, Pierre Drieu la Rochelle, on en oublie au passage…

De bonnes raisons, de mauvaises intentions. Chapuisat malade du coeur, grossissant au fil du temps, racorni dans sa solitude, ses atermoiements, s’offrant quelques dérivatifs au « peep show », où il rencontrera d’ailleurs une de ses élèves, comme on découvre un sauf conduit, alors qu’il s’est placé hors de la vie quotidienne. En butte aux règles, aux autres, aux règlements, aux habitudes, il est le personnage type de Patrice Delbourg que l’on suit depuis quarante ans (Toboggans chez Athanor, Un Certain Blatte au Castor Astral). Chapuisat, c’est lui, diluant son fiel contre l’époque, jouant sur les mots avec un brio rare. Ce qui fait le prix du livre, c’est bien sûr, cette richesse de vocabulaire inouïe: « je sers l’effort littéraire, je ne me prosterne pas derrière l’identité politique, je suis un acteur culturel. Pas un militant, c’est tout« , livre son héros au fil des pages. On lit ce monument de cynisme tonique et de pessimisme actif et drôle avec une jubilation continue. Voilà le prose charnue, vive, juteuse, offrant, pour le prix d’une menu à formule dans un bistrot du Marais, un formidable rapport qualité/prix/littérature.

Faire Charlemagne de Patrice Delbourg (Cherche Midi, 252 pages, 17,50 €).