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Poilâne

« Lionel Poilâne: 8 ans déjà »

Article du 2 novembre 2010

Lionel dans le ciel,  au dessus de sa boutique du Cherche-Midi ©  Maurice Rougemont

Chaque Toussaint, je pense à lui. Il est décédé, ironie du sort,  juste avant la nuit d’Halloween, le 31 octobre 2002.  Je ne cesse de songer à ce personnage hors norme, proprement irremplaçable, qui avait le don – que dis-je !- le génie de l’amitié.

Il n’était pas seulement “ le boulanger plus célèbre  de France ”. Il était cet infatigable artisan de la qualité, qui se levait chaque matin aux aurores, commençait sa ronde des coups de fil dès six heures du matin. Il était partout à la fois, chez lui à Paris ou à Bièvres, où était la manufacture d’où il expédiait ses 15000 miches quotidiennes dans le monde entier, mais aussi à Londres, où il avait créé, sur Elizabeth Street, rue sosie du Cherche Midi parisien, la boutique réplique de sa maison mère.

Il disait qu’il suffisait de six personnes pour connaître le monde entier. Il se battait pour sa cohorte d’amis nombreux, qui formait une grande chaîne, invisible et solide. Il avait fait sa fortune et son nom sur un produit unique. Mais il était aussi un farceur né, qui adressait des papillons de papier dans des enveloppes scellées, des blagues en vers, des jeux de mots épouvantables et drôles.

Lionel Poilâne © Maurice Rougemont

J’ai connu Lionel Poilâne en 1975. J’étais alors, au Quotidien de Paris, un jeune journaliste débutant. Il était déjà un boulanger star. Il était ce relais infatigable au service de tous les artisans, auxquels il avait consacré un guide, et qu’il épaulait, éperonnait, chaperonnait à sa manière fraternelle et complice. Il m’envoyait depuis plus de deux décennies des mots amicaux ou drôles, dans lesquels il me conseillait d’aller voir tel ou tel, toutes affaires cessantes. Il ne s’arrêtait jamais.

Il m’avait suivi à peu près partout, à Strasbourg, à Illhaeusern, à Saverne, à Metz, à Paris, bien sûr, disponible à chaque instant. Ce lutin du pain vrai avait le goût de la complicité chevillé au coeur. Pour un lancement de guide à Lyon, juste pour une heure, il avait fait l’aller-retour en TGV. Idem, pour le Luxembourg le temps d’une escale d’avion. J’avais accompli plusieurs fois avec lui le trajet Paris-Cancale, pour rejoindre sa retraite des Rimains, qu’il pouvait atteindre les yeux fermés. Lorsqu’Olivier Roellinger, le grand cuisiner de là-bas, son ami et voisin, incrédule lui aussi, m’avait averti, je n’y ai pas cru. Je le pensais immortel.

Un jour où nous étions, tous deux, sur un marché parisien, je lui indique le pain sur un étal, m’écriant : “ tiens, on dirait du Poilâne !” Je lance alors au jeune artisan, croyant lui faire plaisir: “ voilà Lionel P. ”. Et l’autre, interloqué, de répondre : “ ce n’est pas possible, Poilâne, c’est une marque, pas une personne ”.

Il était, certes, une légende. Il était surtout celui qui s’est le mieux incarné dans le pain, voyageant dans le monde entier, donnant des conférences en Afrique du Sud ou en Israël (rappelant que Bethléem signifie “ la maison du pain ”). Son anagramme le suggérait : O le pain. Ses livres, ses tableaux, ses 15000 miches quotidiennes fabriquées dans la manufacture de Bièvre et dans ses deux échoppes de Paris (il n’aimait pas “ les boutiques mortes ”), disaient sa passion fervente, à partir d’un produit unique.

Son talent d’or était celui de la communication. Il téléphonait à chacun du matin au soir et tous les jours, commençait dès l’aube, à son bureau vers 6h30. Il était la disponibilité faite homme, répondait aux sollicitations avec empressement, parvenait à être partout à la fois, glissant un bon mot à l’oreille, faisant la bise avec un sens complice. Il était à  l’écoute de tous sans jamais se lasser.

Ce farceur impénitent, qui adressait d’incessantes missives en forme de plaisanteries à ses amis (nous fûmes plusieurs à nous croire, grâce à lui, les héritiers de Lolo Ferrari), ce  pilote chevronné (il était président du groupement français d’hélicoptères), qui accomplit mille fois, avec aisance, le trajet de Paris aux Rimains, son refuge cancalais, nous a fait une bien mauvaise blague d’Halloween.

Depuis huit ans, nous le pleurons, en mangeant notre pain noir. Personne n’est irremplaçable. Sauf lui. Même si Apollonia, sa fille, continue, courageusement son oeuvre et va de l’avant.

Poilâne

8, rue du Cherche-Midi
Paris 6e
Tél. 01 45 48 42 59
Fermeture hebdo. : Dimanche
Métro(s) proche(s) : Saint-Sulpice, Sèvres-Babylone
Site: www.poilane.fr

A propos de cet article

Publié le 2 novembre 2010 par

Poilâne” : 2 avis

  • Belle image de Lionel, que de souvenir remontent à la surface, comme la marée de Bretagne nord, ou il c’est abimé, avec Ubu et son chien.
    Je me souviens trop parfaitement de cette soirée, que nous avons passé au téléphone entre les marins sauveteurs de la SNS de Cancale, la base Marine de Cherbourg, la base sécurité civile d’Avranches, pour avoir des infos, pour malheureusement lever le doute de l’accident de Lionel.
    Nous avons perdu cette soirée là, un grand homme, un ami.
    C’est grâce à lui aujourd’hui, que je me suis lancé dans le monde de l’hélicoptère, d’abord a Paris, puis depuis plusieurs années, en Bretagne Sud, dans le Morbihan.
    Lionel et son ami Charles SCHMITT, ont étés « LA RENCONTRE » qui a fait que….
    Grandes pensés à Lionel, et à Charles qui l’a rejoint quelques années après.
    Luc J.
    HELIBREIZH

  • Roland FEUILLAS

    Magnifique portrait plein de sincérité.
    Je donnerai cher pour savoir ce qu’il penserait de la boulangerie d’aujourd’hui. Les points sur l’horizon qu’il désignerait à n’en pas douter. Aurait-il fait évolué son offre ou bien surtout pas ? Qu’elles seraient ses positions vis à vis du bio, de l’agriculture dite raisonnée, du concours de la meilleure baguette de Paris, etc. ?
    Un peu comme si Balavoine pouvait nous dire quelques mots comme il l’avait fait face à Mitterand en 1981, ou bien si Coluche nous dressait encore quelques portraits.
    analogie ?
    bizarre bizarre comme c’est bizarre…

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Poilâne